Le magazine Médias de décembre 2005 consacre un dossier à la presse satirique et propose deux interviews instructives de Claude Angeli, rédacteur en chef du Canard Enchaîné et de Philippe Val, rédacteur en chef de Charlie Hebdo.
La première interview commence par une question sur la santé financière insolente du Canard Enchaîné, dans ce paysage industriel inquiet et inquiétant offert par la presse traditionnelle. De fait, les quelques chiffres cités ne laissent pas de doute sur le sujet : €4,9m de bénéfices nets, 52k abonnements et 400k exemplaires vendus chaque semaine en kiosque, avec des pics d'1m d'ex. lors de certaines affaires.
La seconde interview de même... Charlie Hebdo se porte bien : 15k abonnements et 50k exemplaires vendus en kiosque par semaine. Depuis un an, le titre voit même ses ventes augmenter de 8% alors que les journaux traditionnels continuent de voir leurs ventes baisser.
Enfin, aujourd'hui, dans Libération, une interview est accordée à Philippe Frémeaux rédacteur en chef d'Alternatives Economiques, un magazine économique dit de gauche. Là encore, il est question d'un titre en bonne santé : sur les quatre dernières années, la diffusion a augmenté de 8 % (à 104k exemplaires), et les ventes en kiosque de 30 % (20k exemplaires).
Quel est leur secret ?
Si l'on croise leurs réponses, deux points sont saillants :
- Une bonne gestion : "pas de voitures de fonction, pas de secrétariat pour chaque rédacteur, pas de dépenses inconsidérées" au Canard, une équipe restreinte chez Charlie - "20 journalistes et 13 dessinateurs", un statut de SCOP [société coopérative ouvrière de production] pour Alternatives Eco, "où les gens se sont investis longtemps sans compter".
- Une ligne éditoriale spécifique : Le Canard est "un journal de complément ou de supplément"; Charlie "n'a pas vocation à sortir des affaires, mais d'ironiser sur les informations des autres"; Alternatives Eco est "le lieu qui explique les alternatives possibles".
Il est intéressant de noter que le Canard Enchaîné et Charlie Hebdo n'ont certes pas de sites Internet, mais Alternatives Economiques si. La question de la cannibalisation papier-internet ne me paraît pas clé pour comprendre ce qui ferait leur succès.
Une des citations les plus éclairantes à mon sens vient alors de Claude Angeli : "Nos lecteurs sont supposés lire un quotidien, un hebdomadaire, écouter la radio, regarder la télévision. Le Canard vient en plus. Il doit donc créer la surprise (...)".
Or, cette situation vaut également pour les titres de la presse traditionnelle, papier ou en ligne. Ceux-ci paraissent à un moment où les news sont connues des lecteurs, via diverses sources alternatives. Pour fidéliser son public et acquérir de nouveaux lecteurs, il ne peut plus s'agir pour les journaux et leurs sites de re-relater les faits d'une actualité disponibles ailleurs. Il me semble qu'au-delà de l'investigation et du scoop qui conservent une valeur d'usage très forte, les lecteurs souhaitent pouvoir lire dans la presse des éclairages, des points de vue argumentés sur l'actualité. Prenons l'exemple d'un site d'actualités en ligne, opérant sous la marque d'un grand journal d'informations générales et politiques. Si je visite ce site, ce n'est pas d'abord pour y lire comme ailleurs les mêmes titres de dépêches d'agence. La rapidité de publication est importante, mais elle n'est pas clé comme sur les grands portails généralistes. Ce qui prime, c'est la vérification de l'information, sa mise en perspective, le cas échéant un rappel historique, et surtout l'analyse critique de l'événement. Qu'un moteur de publication automatisé ne pourra pas concurrencer.
Point de vue trés intéressant, que j'essaie en vain d'expliquer chaque fois que j'ai un journaliste déprimé sous la main.
Certains journaux se posent actuellement la question de la vocation de leur site web, quelle complémentarité, etc...
Mais ils se trompent de question. C'est plutôt la question centrale de leur propre place sur le marché qui reste à redéfinir. Le web est un mode distribution qu'il faut certes inclure dans la réflexion, mais il ne façonne pas la ligne éditoriale. Il la promeut.
Quelle est la valeur ajoutée de Libé quand il relate un fait déjà connu de tous depuis la veille (Angelina Jolie est enceinte, fil insolite de l'AFP, fait divers copié/ collé d'une agence). Ces médias n'ont pas vu que l'AFP n'était plus diffusé que chez eux, mais sur tous les portails, mobiles et flux qui abreuvent GRATUITEMENT leurs lecteurs avant qu'eux les touchent.
Si j'achète Libé ou le Monde, c'est que j'attend de leur part un traitement différencié, avec du recul, de l'analyse.
Au lieu de chercher des sources alternatives, de diversifier les points de vue, les modes de livraisons, les infographie, etc... la presse cherche à courrir après ses nouveaux concurrents (nanopublications, portails, ...)
Les journaux en sont encore à s'expliquer à eux même le sens du mot "bi-média", alors qu'ils devraient plutôt s'expliquer le sens de valeur ajoutée.
> Dernière remarque sur le magazine MEDIAS dont tu parles. A part cette interview sur le canard et Charlie, j'ai trouvé ce journal horriblement indigent (que viens faire l'itw de la nana de Berlutti la dedans ?). Que pense-tu de ce journal ?
Rédigé par : joel ronez | janvier 12, 2006 à 12:42 PM
Merci de soutenir ce point de vue, forgée par l'analyse plus que par une pratique d'"insider".
Concernant le magazine Médias, je me suis abonnée après avoir acheté le 1er numéro, que j'ai trouvé innovant et riche. Cela faisait longtemps que je n'avais pas eu envie de lire un magazine de bout en bout, avec le souci de ne pas en perdre une miette.
Il est vrai que certains choix éditoriaux au fur et à mesure des numéros peuvent questionner. On se demande en effet que viennent faire les gens de Berlutti, ou encore une diva et ce que cela peut nous apprendre dans notre rapport aux médias (ou dans le leur d'ailleurs).
Cela dit, il reste que l'essentiel est dynamique (interviews), bien écrit et donne de la profondeur (par ex, éclairages historiques de P. Eveno). A suivre donc, en espérant que la qualité d'ensemble se maintienne.
Rédigé par : Danielle | janvier 12, 2006 à 02:21 PM
Bonjour
et merci pour cette analyse sur l'attente des lecteurs en matière de "valeur ajoutée" que j'appelle de l'information. Mais je crois que les journaux sont aujourd'hui pris de vitesse. Les moyens techniques permettent de transmettre des informations en temps réel. L'internaute, l'auditeur, le téléspectateur ou l'auditeur que nous sommes est informé avant le lecteur du journal. Alors oui le on line peut être utile. Pour plus de profondeur, d'analyse, de mise en perspective, le support papier serait plus adapté. Encore que pourquoi ne pas imaginer que justement tout ce travail d'approfondissement soit conservé et accessible par la suite sur le web - ou doit-on considérer que c'est le média de la vitesse, de l'éphémère sur lequel la mémoire et la connaissance n'ont pas leur place. Mais là se pose à mon avis une autre question : pensez-vous qu'avec des équipes réduites (bonne gestion de l'entreprise oblige) il soit possible de mener de front un travail de la spontanéité (le flux quotidien de l'information) et une démarche d'enquête et de dossier (avec sources pertinentes alternatives) ?
Etant moi même journaliste je vois les choses un peu de l'intérieur. D'où peut-être ma question.
Rédigé par : luis ivars | janvier 13, 2006 à 03:45 PM
Je veux bien vous répondre, encore une fois avec un parti pris qui ne naît pas de l'expérience du journalisme. Je m'excuse également par avance pour les sources d'information qui m'aident à vous répondre, qui sont essentiellement des écrits et des déclarations de Bruno Patino du Monde Interactif.
En effet, dans son livre écrit avec JF Fogiel, 'La presse sans Gutenberg', il décrit le fonctionnement de la rédaction Internet du Monde. Visiblement, il y aurait une partie des journalistes qui s'occupent en effet de gérer l'information sur le vif et une autre partie de la rédaction davantage attachée à des sujets d'investigation.
Par ailleurs, dans une des interviews suite à la parution du dit livre, sur France Culture je crois, il aurait avancé ce chiffre fort intéressant : 85% des contenus désormais consultés en ligne par les internautes sont produits par la rédaction du Monde.fr. Ces dernières années ont donc vu un renversement du type d'informations que les lecteurs de l'édition interactive souhaitaient obtenir en ligne.
Je trouve que ces faits éclairent un peu la question que vous posez. Il me paraît un peu vain de suivre le rythme de publication des agences. Un titre qui veut produire de la qualité n'a pas à se trouver à la remorque de Yahoo News. Ce qu'ils font est très bien. Avoir le fil de dépêches sur son propre site aussi, de manière à pouvoir assouvir le besoin d'infos sur le vif. Mais concernant le travail de la rédaction, il devrait être complémentaire. Pour accompagner cette information brute, les journalistes peuvent produire des interviews audios ou vidéos, des animations, lancer des chats, etc. Bref, trouver une manière d'éclairer l'info par des outils propres au web.
Quant au travail d'analyse et de recul, à mon sens, il concerne les articles publiés à la fois sur le titre papier et sur le web. Reste peut-être encore la question du bon format de lecture qui ne peut être celui du papier plaqué en ligne, mais les sites des grands médias sont ceux sur lesquels les internautes passent le plus de temps. C'est donc qu'ils viennent y chercher une information qui va plus loin qu'ailleurs...
Rédigé par : Danielle | janvier 13, 2006 à 04:22 PM
J'ai bien aimé votre post, j'y reviens d'ailleurs sur mon blog aujourd'hui (http://www.20six.fr/numero2/). A l'heure où tout le monde parle de révolution, il ouvre le débat sur le fond de notre métier. On s'interroge encore beaucoup trop sur la forme et sur les outils. Papier ou web, peu importe. L'essentiel c'est notre capacité à être utile au lecteur, à l'interpeller, le surprendre et à révéler.
Un petit bémol, par contre, sur cette mission de complémentarité de la presse écrite. C'est une vieille idée, un peu dépassée, à mon avis. L'info complémentaire, l'éclairage, le lecteur peut les trouver sur le Net aujourd'hui. On assiste d'ailleurs, depuis quelques mois, à un renversement de la place de la presse écrite au profit du Net, plus interactif, plus ouvert, plus démocratique...
Les éditoriaux des grands journaux, les pages d'analyse du monde, ne m'éclairent pas plus aujourd'hui que certains blogs de spécialistes.
Je crois que la presse écrite doit sérieusement se remettre en cause aujourd'hui. Et je vois très peu de titres opérer cette remise en question: en quoi sommes nous utiles ?
Qu'apportons nous de plus ?
Il y a un total décalage entre les médias traditionnels et la société. Les chiffres en chute libre l'attestent.
Rédigé par : Benoît Raphaël (numérodeux) | janvier 14, 2006 à 04:09 PM
Merci Benoît pour votre réaction. J'ai lu votre post il y a quelques jours, mais je n'arrive plus à le retrouver sur votre blog depuis...
La complémentarité est-elle une approche rebattue ? Peut-être, mais il ne semble pas qu'entre le concept et son application, les titres aient tous fait des étincelles. Si la complémentarité existe sur le Net plus que sur le papier, c'est que certains journaux sont passés à côté. Cela dit, ils peuvent encore "maîtriser l'agenda" des discussions (comme le suggérait Gillmor lui-même, http://dangillmor.typepad.com/dan_gillmor_on_grassroots/2005/02/where_newspaper.html#comments ), grâce à leur marque et à la reconnaissance que même les blogueurs accordent encore à leurs rédactions (cf chiffres de Technorati montrant les grands titres de la presse américaine en tête des liens effectués par les blogueurs).
Rédigé par : Danielle | janvier 17, 2006 à 10:54 AM